Exploration un jour de pluie [privé]

Ellen frissonna en regardant l'eau tomber par la fenêtre et s'ébroua par avance. Elle détestait l'eau, la sensation de ses poils alourdis par les gouttes, l'ordonnance de sa fourrure dérangée. Elle avait espéré qu'en s'installant à Brise-Singhr, non loin du Mexique, elle serait enfin débarrassée de ces intempestives intempéries. Mais elle avait oublié la saison des pluies et ses murs de pluie qui bouchaient la vue et inondaient les rues.

En temps ordinaire, elle n'aurait rien fait d'autre que de se lover dans une chauffeuse au coin du feu un chocolat chaud à la main. Ou elle aurait conjuré le sort à coup d'alcool de contrebande et de swing jusqu'à la tombée de la nuit. Et pourtant la lettre qu'elle tenait à la main ne lui laissait guère le choix. Elle allait devoir s'aventurer dehors. Elle s'ébroua à nouveau et se servit un verre tout en relisant les consignes qui lui avaient été laissée.

*Quelle verve !* songea-t-elle avec un rictus d'ironie. Comme à son habitude, la SAGE se montrait très explicite dans ses ordres de mission.

A l'attention de Miss Ellen Nighteye,
Les rapports du personnel des Machineries font à nouveau état d'étranges découvertes lors de leurs tentatives d'exploration des profondeurs. Veuillez vous y rendre de toute urgence afin de nous rendre compte de l'importance de ces observations. Vous y retrouverez les membres de l'expédition.
Cordialement,
Vos dévoués amis, membres de...

Un océan de limpidité, un poème de précision. Ellen fronça les sourcils et froissa la lettre avant de soupirer à fendre l'âme. Elle enfila un grand manteau de pluie, attacha un grand chapeau à son chignon et inspira profondément. Quelques gouttes lui éclaboussèrent le nez, la faisant reculer sur le seuil de la porte. Elle souffla et se précipita dans la rue jusqu'à parvenir au bureau de pigeon-poste le plus proche. Il ne lui restait plus qu'à envoyer un message à son taxi-poulpe préféré, Fei Crow le bien nommé, et à attendre sa venue.

Ellen s'était engouffrée dans le taxi avec un frisson de reconnaissance mêlée de dégoût face à la joie évidente du poulpe sous le déluge. Dire que Fei la trouvait mignonne... Heureusement que l'habitacle fixé à son gigantesque corps était plutôt confortable et que son balancement était hypnotisant. Cela compensait les tentacules.

Il ne leur fallu pas longtemps pour arriver dans les entrailles de la Couronne, près des vénérables machines qui faisaient tourner la cité. Les lieux semblaient se battre contre les plantes qui y poussaient sans ordre et envahissaient les engrenages. Quelques vestiges d'une ancienne civilisation apparaissaient, sur le côté de la grotte. Ellen posa pied à terre et sourit à Fei, qui la suivait. Ce garçon incarnait à lui seul l'art de s'attirer des ennuis en toute innocence.

- Si, ils ne doivent pas être loin.

Elle renifla l'air, les yeux fermés et les oreilles aux aguets. Quelque chose les guettait dans les ténèbres. Une odeur connue, bien que difficilement identifiable parmi les odeurs de végétaux écrasés, et des odeurs qui ne l'étaient pas mais qui étaient incontestablement celles de prédateurs.

La félis n'eut que le temps de tirer ses deux dagues de son flanc une ombre les survolait et s'abattait non loin d'eux. L'air fut soudain saturé de l'odeur du sang.

- Professeur Absolem... Vos introductions sont toujours aussi spectaculaires. Je vous présente Fei Chen Long, chauffeur de taxi et complices d'escapade. Depuis combien de temps nous attendez-vous ? Avez-vous eu quelques détails sur notre mission ?

Elle lui tendit la lettre froissée.

- Pour ma part, mes instructions sont des plus vagues. Je suppose que l'un des membres du personnel des Machineries devrait bientôt nous rejoindre pour nous guider ? Pour l'avoir plusieurs fois emprunté, je sais que cet escalier de pierre mène à un vrai dédale où eux seuls se retrouvent.

Pendant quelques secondes, Ellen resta décontenancée. Encore un qui semblait la sous-estimer et qui se sentait des envies de leader. Et qui, en plus, répondait à Fei sans aucun rapport avec la question d'origine. Elle n'avait encore jamais connu le drake sous ce jour. Il était plus... assuré, péremptoire, presque prétentieux. Elle leva discrètement les yeux au ciel en le voyant ouvrir la route mais le suivit sans mot dire. Ce fut seulement au moment de s'enfoncer dans le tunnel qu'elle se retourna légèrement en arrière et vit Fei qui les suivait, sans plus y penser. Elle masqua un immense sourire derrière un toussotement qu'elle cacha de la main.

Ils descendirent ainsi lentement le long de l'escalier étroit et glissant qui s'enfonçait sous la grotte. La progression fut silencieuse. Malgré les lampes, le tunnel restait sombre et les risques de chutes élevés. Ils débouchèrent rapidement dans une caverne plus grande, agréablement ventilée et illuminée de multiples guirlandes. Un camp bien établi s'y tenait, bourdonnant d'activité. Les trois compagnons ne furent pas longs à retrouver le contre-maître d'une petite équipe d'expédition. Celui-ci les accueillit par un long jet de tabac à chiquer et un austère signe de tête.

- V'nez pour la SAGE ? Moi et mes gars on fouille les tunnels depuis quinze jours, d'puis que l'conseil a de nouveau autorisé les fouilles. Faut croire qu'ils ont eu de drôlement bons arguments chez les archéologistes pour qu'les fouilles reprennent après les drames de ces dernières années. M'enfin, t'nez...

Il leur tendit ce qui semblait être un simple roulement à billes d'un métal cuivré et un moulage d'une petite empreinte, à peine plus grande que la main de la félis qui les reçut.

- On m'a dit qu'vous seriez intéressés. On doit vous reconduire là où on les a trouvé. J'vous préviens, le chemin sera pas facile. Va nous falloir plusieurs heures de marche.

Ellen acquiesça, les yeux fixés sur le cylindre. Elle cligna les yeux quelques fois et attrapa la manche de Fei, le tirant légèrement vers elle. Elle lui souffla, contenant à grand peine son excitation.

- Fei ! Vous avez vu ? Vous savez ce que c'est ? De l'orichalque ! C'est probablement de l'orichalque !

Elle tendit le moulage de l'empreinte au drake.

- Je crois que ceci est la raison de votre venue avec nous. Je ne suis pas experte mais on dirait une empreinte de dragon miniature, non ?

La découverte de l'empreinte de pas n'eut clairement pas l'effet qu'Ellen avait escompté chez Pastel. Sous ses yeux ébahis, le drake se redressa et prit la direction de l'affaire. Ses traits reptiliens étaient tendus par l'instinct de chasse et par le besoin de s'imposer. Sans plus s'occuper d'elle ni de Fei, il donnait des ordres au contre-maître et commençait tranquillement à plonger le camp dans le chaos. La félis dévisagea son vieil ami, le visage soigneusement neutre. Il semblait aussi surpris qu'elle et même, lui aussi, légèrement agacé. Depuis qu'ils s'étaient rencontrés, l'universitaire n'avait eu de cesse de prendre le contrôle du moment, sans les laisser réagir et, comme à l'instant, sans même les prendre en compte. La collaboration commençait à être plus désagréable que prévu.

D'autant plus que, vu les circonstances, son attitude était légèrement exagérée. Ellen poussa un discret soupir et appela à elle des années de formation auprès de percepteurs intransigeants et de négociation auprès des marchands les plus âpres au gain du globe. Elle se redressa et, après un petit clin d'oeil à son vieil ami qui l'avait souvent vu user d'une pareille attitude pour obtenir tout ce qu'elle voulait, prit la parole d'une voix forte :

- Assez ! Ce n'est point le moment de mettre ce camp en ébullition sans prendre le temps de la réflexion. Ce camp existe depuis des années, il est la plaque tournante des opérations d'entretien et de recherche sur les machines. J'imagine qu'il est amplement protégé contre tous les monstres que les profondeurs pourraient lui envoyer. Le garde de la sécurité saura quoi faire.

Elle se tourna vers le contre-maître et réfléchit une poignée de secondes.

- Les archéologues vont avoir besoin de secours. Mais n'oubliez pas qu'ils sont eux-mêmes formés aux recherches dans les zones les plus dangereuses du globe. Nous précipitez pour leur porter secours sans être nous-mêmes préparés ne leur sera d'aucune utilité.

Personnellement, je ne renoncerai pas à découvrir l'origine de l'orichalque pour quelques drakillions. Il s'agit d'une énigme historique d'une portée majeure, d'autant plus qu'il s'agit d'un fragment enchanté comme vient de nous le révéler Fei. Jusqu'à présent aucun enchantement n'avait survécu au passage du temps et ne pouvait nous donner d'aussi précieux indices sur les Atlantes.

Si je puis m'équiper d'un pistolet et avoir un guide, je rejoins l'équipe de secours sur le champ. Et vous, Fei ? Souhaitez-vous rentrer ? L'aventure ne sera pas de tout repos. Pastel, connaissant votre goût pour la chasse, je présume que la question ne se pose pas pour vous ?

Alors qu'Ellen parlait, l'air sembla se densifier autour du petit groupe. La félis dut lutter contre son instinct pour finir de parler tout en surveillant Pastel du coin de l'oeil. Elle avait déjà vu le drake user de sa magie pour intimider ou s'imposer lors de réunions un peu houleuses. Heureusement, l'atmosphère s'allégea rapidement. Chacun commença à s'équiper soigneusement, sauf Fei, plongé dans l'exploration du petit roulement à billes et qui ne semblait pas remarquer les armes qu'on lui tendait et qu'il manipulait distraitement. Comme un professionnel. Distrait. Mais pro. Une nouvelle fois, Ellen s'interrogea sur son passé. Il avait de drôles d'habitudes pour un chauffeur de taxi.

- Je crois qu'il n'y a pas de plan. La SAGE est très libertaire sur la façon qu'on leurs membres de mener leurs découvertes. S'ils nous ont appelé, Pastel et moi, c'est forcément qu'ils ont besoin de notre expertise. Je sais qu'ils ne sont pour vous, Pastel, qu'une énorme épine dans le pied, mais je ne les ai jamais vu agir à la légère. Vous appeler, et vous payer, pour quelques drakilions serait désastreux.
Pour ma part, vu ce que tu me dis, Fei et vu ce que j'entends de la découverte de ce squelette, je pense qu'ils s'attendent à ce que nous fassions des fouilles approfondies, avec l'aide des archéologues déjà sur place. De toute façon, je refuserai de partir sans les avoir faites, ces fouilles !

Elle prit les pistolets qu'on lui tendait et grimaça légèrement. Contrairement à son ami, elle n'avait jamais été très à l'aise avec l'ingéniomancie. Cependant, elle sourit à la remarque de Pastel et lui décerna un léger clin d'oeil en lui montrant deux grandes dagues, à demi cachées par son manteau long, mais prêtes à être tirées de leur fourreau.

- Je ne pars jamais sans elle. Professeur, je me propose d'ouvrir la voie si vous le voulez bien. J'ai une excellente vision nocturne qui devrait nous permettre de nous déplacer avec un minimum de lumière. Pouvez-vous me décrire l'odeur des Draquilions ?

- Fei ? A quel point sais-tu te défendre ?

- Je suis assez surprise de leur présence ici. De ce que je sais des tréfonds, jusqu'à présent aucun monstre ne ressemblait à une espèce connue ailleurs sur le globe. Je ne remettrais pas en doute vos compétences, Pastel, pas sur ce sujet, mais il se peut que nous ayons d'autres surprises avec ses drakilions.

Ellen se lissa les moustaches nerveusement en fouettant l'air de sa queue. Quelque chose la mettait mal à l'aise sans qu'elle puisse mettre le doigt dessus. Peut-être l'absence d'odeurs suspectes en dehors de l'humus et de l'huile des machines. Peut-être la nervosité de Fei qui semblait aussi peu à l'aise à évoquer son passé de flic que son père devant un ouvrage de point de croix. Elle resta un moment silencieuse, sans écouter les échanges entre ses compagnons. Le contre-maître avait l'air trop affolé pour ne pas être sincère. Il était inquiet, le ton de sa voix ne l'indiquait que trop. Mais l'empreinte continuait de la tracasser. Jamais un animal connu n'avait été repéré. Elle n'aimait pas cette idée.

Cependant, incapable de trouver une solution satisfaisante à cette énigme, elle reprit la conversation avec ses compagnons, toujours à mi-voix, tâchant d'alléger un peu l'atmosphère.

- J'ai l'impression de me retrouver à nouveau dans l'un des boyaux sous la pyramide Maya de Kukulcan, les momies en moins. Au moins, nous n'avons pas à craindre quelque roche géante dissimulée au plafond ou des piques tombant du plafond. Tu aurais adoré Fei... Des ennuis parfaits, juste à ton goût. Je suis moins sûre que vous auriez aimé, professeur. Vous auriez été privé de vos ailes.